jeudi 12 juin 2008

Luxe postmoderne expérientiel et sensoriel - entretien avec M. Ouassel BAHRI

EMC Club : Présentez-vous.

Ouassel BAHRI.
Je suis actuellement responsable du département luxe à l’EMC, European Management Campus. La particularité de cette école est de former des étudiants dans domaine du Tourisme, de l’hôtellerie et du luxe avec une approche qualitative très axée sur les besoins et les problématiques sectorielle actuelles du marché. J’ai notamment la charge au sein de l’EMC du séminaire de « Luxe postmoderne, expérientiel et sensoriel ». C’est une nouvelle approche du luxe basée sur les principes et les méthodes du néo-marketing qui sont tout à fait en phase avec l’étude des problématiques du secteur du luxe, secteur qui est en pleine restructuration.

EMC Club : Quels sont les défis et les enjeux du secteur du luxe actuellement ?

Ouassel BAHRI. Le secteur du luxe connaît depuis les années 90 une forte reconfiguration que l’ont peut classer autour de quatre principaux axes :
- L’émergence d’une nouvelle classe aisée à travers le monde. Cette nouvelle cible des marques de luxe présente les trois caractéristiques suivantes. Premièrement, c’est une cible méconnue par les marques de luxe du point de vue de ses pratiques de magasinage et de consommation. Deuxièmement, c’est une cible exigeante par son processus de recherche d’information et d’achat qu’elle va appliquer à la pratique de consommation de produits de luxe. Troisièmement, elle est néophyte aux codes du luxe et à ses pratiques, elle va donc déployer plus d’efforts que la clientèle traditionnelle pour catégoriser une marque comme luxueuse et par la suite éventuellement l’acheter.
- La restructuration du secteur du luxe, faisant passer ses acteurs, d’une structure atomisée de fabrication artisanale à une structure capitalistique compétitive autour de grands groupes. Cette reconfiguration des acteurs du luxe est largement amplifiée dans le système de mondialisation économique et donne lieu à une concurrence acerbe entre les marques. Ce phénomène a donné lieu à de nombreuses typologies de hiérarchisation du luxe : luxe de masse, masstige, ou encore le phénomène de démocratisation du luxe.
- Troisièmement, l’émergence de nouveaux intrants dans l’univers du luxe. Cette nouvelle concurrence se présente sous deux formes : une concurrence directe (basée sur un talent créatif et un savoir-faire inimitable) et une nouvelle forme de concurrence dite indirecte. Cette deuxième forme de concurrence se traduit par l’apparition d’une nouvelle catégorie de marques aspirant à faire partie de l’univers du luxe, adoptant ses codes, ainsi son discours, tout en ayant recours à des pratiques managériales normalisées – souvent empruntées au secteur de la grande distribution – afin d’accéder à cet univers fermé et si convoité. Cette nouvelle forme de concurrence est particulièrement menaçante, pour les acteurs traditionnels du luxe. En effet, cette nouvelle forme de concurrence est souvent source de confusions chez les consommateurs dans la catégorisation des marques comme faisant partie de l’univers du luxe d’une part, et de positionnement de ces nouvelles marques par rapport aux acteurs traditionnels du secteur luxe d’autre part. Cette dissonance est plus observable chez les consommateurs néophytes ou occasionnels des produits de luxe, qui doivent alors déployer un effort supplémentaire en terme de recherche d’information sur les marques de luxe, et par rapport à leurs pratiques de consommation. D’où, ces consommateurs auparavant passifs face à l’offre de luxe, adoptent de plus en plus une posture de connaisseurs, voire même agissent comme des experts du luxe lors de leur processus de magasinage et d’achat de produits ou de services de luxe.
- Quatrièmement, la forte croissance des technologies de l'information et de la communication, et particulièrement l’essor d’Internet, ont fortement exacerbé les trois précédents phénomènes remettant en cause la « distanciation symbolique » traditionnelle entre les maisons de luxe et leur public, avec une reprise de pouvoir de la par de la demande par rapport à l’offre. L’offre du luxe a longtemps été réservée à un cercle d’initiés et une élite économique et sociale, moyennant une communication intime, une distribution sélective voire même exclusive et un maniement subtil des codes du luxe par ses adeptes. Or, l’introduction d’Internet dans l’univers du luxe présente une nouvelle plate-forme virtuelle inédite et incontournable de rencontre entre les marques de luxe et leurs cibles. Cette ouverture manifeste de l’univers du luxe, souvent qualifiée de « démocratisation du luxe », semblerait bouleverser irrémédiablement « les stratégies traditionnelles » de ce secteur.

EMC Club :
Un des thèmes abordés lors de votre séminaire de « Luxe postmoderne expérientiel et sensoriel » est le e-luxe, est-ce une menace ou une opportunité pour les marques de luxe ?

Ouassel BAHRI. L’implantation des marques de luxe sur Internet est un des principaux défis actuel des acteurs du luxe. En effet, les marques de luxe n’ont pas investi l’univers numérique suite à une réflexion stratégique mais pour lutter contre une menace : le cybersquatting de leurs noms de domaines. De plus, il existe une idée perçue forte liée à l’incompatibilité du luxe et d’Internet. Dans ce contexte un certain nombre de menaces sont mises en avant pour cet univers fortement symbolique. On peut citer notamment : la contrefaçon, le risque de créer de la dissonance cognitive chez les clients traditionnels, la remise en cause du modèle économique sélectif et exclusif…Or, à y voir de plus, Internet présente un certain nombre d’opportunités pour les marques de luxe : la découverte et la dimension symbolique de la marque (pour un secteur fortement exportateur), le renforcement et le repositionnement de la marque, la fidélisation de la clientèle, les contribution réciproques entre stratégies on-line et off-line, la réactivité technique et créative…

Le bilan menaces-opprtunités de la présence des marques de luxe sur Internet est donc à nuancer. L’enjeu consiste donc à étudier la manière dont les opérateurs du luxe peuvent investir l’univers numérique sans altérer leur dimension symbolique en développant des stratégies cohérente « click and mortar ». De cette problématique découle de nombreuses questions auxquelles les managers du secteur du luxe doivent répondre : Qu’est ce qu’une webmosphère ? qu’est ce que le e-luxe ? qu’est ce qu’une e-luxemosphère ? Comment développer une stratégies e-luxe efficiente basée sur la théorie des contributions réciproque entre le canal de distribution physique et le canal de distribution virtuel ?…Tels sont les principaux défis et les enjeux des marques de luxe actuellement.


EMC Club : Quel est l’apport du marketing postmoderne au secteur du luxe ?

Ouassel BAHRI. Le paradigme postmoderne est venu en rupture avec l’ère moderne suite à un triple constat : la perte des repères et des valeurs, le fort sentiment de déracinement des individus et enfin la crise du lien social. L’individu se trouve alors de moins en moins dans une situation de stabilité, dans un contexte où la concurrence est de plus en plus forte et où le changement est incessant. C’est dans ce cadre qu’a émergé le néo-marketing tel que définit par Badot et Cova en 1992 . Jusqu’aux années 80’s, l’étude du comportement du consommateur s’est toujours appuyée sur les modèles et théories issus de la psychologie behavioriste ou cognitiviste avec pour conséquence un accent mis sur la compréhension des mécanismes d’influence et de traitement de l’information d’un individu pris isolément. Les méthodologies postmodernes rejettent l’idée d’un consommateur individuel et rationnel, et replace le consommateur et l’acte de consommer dans un contexte social, émotionnel et parfois même irrationnel. Pour cela, elles prennent pour unité d’analyse « l’expérience du consommateur », entendue comme l’ensemble du phénomène vécu par le consommateur avec des produits, des marques, des services, le plus souvent en compagnie d’autres consommateurs et, dans une atmosphère de consommation. C’est en se basant sur ces nouvelles méthodes, notamment l’ethnomarketing et la netnographie, que de nouveaux comportement de consommation ont été observés : la recherche de plaisir instantané avec une forte tendance à l’hédonisme et la consommation de produits et de services dans le but de se construire une identité. Il devient alors clair suite à cette brève analyse de l’approche postmoderne que l’étude du secteur du luxe est très appropriée particulièrement dans un univers où peu de marques réalisent des études marketing et où l’observation comportementale et son analyse qualitative est source d’une grande richesse.

EMC Club : Dans ce contexte de restructuration du secteur du luxe, les professionnels sont toujours à la recherche de moyens d’étudier et d’approcher leurs cibles. Que pouvez-vous leur conseiller ?

Ouassel BAHRI. De nombreuses approches peuvent aider les professionnels du luxe à étudier leurs cibles, notamment : l’ethnomarketing, la netnographie et l’étude des communautés virtuelles, les techniques projectives…Cette nouvelle approche de l’étude des marchés devient indispensable dans un contexte où le consommateur reprend le pouvoir, se plaçant dans une posture d’expert voire même de consom’acteur.
De plus, compte tenu des fortes restructurations du secteur du luxe, les marques de luxe auraient devraient développer dans leur organigrammes des cellules « Veille et prospective » transversales afin d’identifier à travers l’observation du réel, les mutations de leur marché et d’anticiper les tendances futures. Or cela ne peut se faire qu’à travers une politique de recrutement et de formation afin d’identifier des managers-créatifs et multi-compétents.